Conclusions préliminaires de la Mission internationale de juristes pour le Guatemala
Guatemala, 29 octobre 2025 – Depuis plusieurs années, des organismes internationaux, des missions indépendantes et des organisations de la société civile alertent sur la détérioration progressive de l’État de droit au Guatemala. Il y a six mois, la Rapporteuse spéciale des Nations unies sur l’indépendance des juges et des avocats a effectué une visite officielle au Guatemala et a mis en garde contre les risques graves qui pèsent sur l’indépendance judiciaire et la profession juridique.
La Mission internationale de juristes pour le Guatemala, composée de l’Observatoire
international des avocats en danger (OIAD), de Lawyers for Lawyers, de la Asociación de Abogados, Abogadas, Jueces y Fiscales de Derechos Humanos de América Latina y el Caribe (Association des avocats, juges et procureurs des droits de l’homme d’Amérique latine et des Caraïbes – AJUFIDH), la Asociación de Juezas y Jueces para la Democracia (JJpD) y la Asociación Pro Derechos Humanos de España (Association pour les droits de l’homme en Espagne – ADPHE), s’est rendue dans le pays dans le but d’observer, documenter et évaluer de manière impartiale la situation de l’indépendance judiciaire et de l’exercice de la profession d’avocat.
Au cours de notre visite, nous avons mené des entretiens avec des professionnels et anciens professionnels de la justice, des avocats, des personnes privées de liberté, des organisations de la société civile, des ambassades, des universitaires et des institutions juridiques et politiques importantes, telles que la Cour constitutionnelle, le Barreau et le Collège des notaires du Guatemala, le ministère de l’Intérieur et des universités. Le bureau du procureur général de la République a décliné l’invitation à participer à ces entretiens.
Principales conclusions : des pratiques structurelles qui menacent l’État de droit
Les conclusions préliminaires sont alarmantes: les pratiques d’intimidation, de criminalisation et de persécution à l’encontre des juges, des procureurs, des avocats indépendants, ainsi que les défenseurs des droits humains, les leaders autochtones, les journalistes et les représentants de la société civil, se sont non seulement consolidées, mais révèlent également un réseau structurel qui utilise le droit pénal comme un outil de contrôle sur les institutions de l’État, limitant en outre l’exercice des droits fondamentaux, tels que la liberté d’association, la protestation sociale et la liberté d’expression.
Le Guatemala traverse une période où le pouvoir est disputé devant les tribunaux. La signature des accords de paix en 1996 a mis fin à un régime autoritaire condamné pour génocide qui dominait toutes les institutions et tous les organes judiciaires. Cependant, la transition démocratique a été marquée par la persistance de modèles de domination par les pouvoirs factuels, qui ont consolidé un réseau d’influences destiné à garantir l’impunité et à protéger les intérêts économiques et politiques. Aujourd’hui, la persécution ne se fait plus à coups de balles, mais par le biais du système pénal et pénitentiaire ; les voix ne sont plus réduites au silence par la force, mais par des procédures pénales interminables et le recours injustifié à la détention provisoire, le tout sous le couvert d’une apparente légalité.
Au cours de nos entretiens, nous avons identifié un schéma systématique de persécution qui aboutit souvent à des procédures de criminalisation. Ce schéma comprend des actes d’intimidation physique, tels que le suivi et la surveillance, et le harcèlement en ligne, qui se manifeste par des campagnes de stigmatisation, de diffamation et d’attaques sur les réseaux sociaux. Dans la plupart des cas, les campagnes de diffamation fonctionnent comme un avant-goût de la poursuite pénale, allant même jusqu’à désigner publiquement les prochaines personnes qui seront poursuivies. Ces actions proviennent généralement de comptes d’opérateurs politiques ou de profils anonymes liés à des centres Internet, ce qui donne l’impression que certains acteurs ont accès à l’avance à des informations confidentielles sur les procédures pénales, avant même que les personnes mises en cause ne soient officiellement citées à comparaître.
Le ministère public, de connivence avec certains juges et magistrats, est devenu un acteur central de cette instrumentalisation pénale sélective, recourant fréquemment à des types d’infractions pénales ouvertes et à des enquêtes superflues. La criminalisation sert d’outil pour intimider et réduire au silence les voix critiques et les acteurs de la justice qui ont traité des affaires de corruption et de violations graves des droits humains. En outre, elle sert à influencer les processus électoraux en criminalisant ou en menaçant les membres des commissions de nomination et les candidats, consolidant ainsi le contrôle institutionnel.
Ces procédures judiciaires présentent des violations systématiques du droit à un procès équitable, notamment en raison du non-respect des délais raisonnables et de l’utilisation abusive de la réserve, transformant les procédures en sanctions anticipées. Cela génère une incertitude prolongée et, associé à l’exil forcé, constitue une véritable mort civile, affectant l’accès au travail, la réputation et la participation sociale des victimes. Une fois de plus, cette exclusion s’étend aux processus électoraux, empêchant les personnes criminalisées ou exilées d’exercer leur droit de vote ou d’être élues.
Le climat de peur s’étend à toutes les institutions et à tous les secteurs de la société, alimentant une spirale de contrôle et de cooptation institutionnelle. Cette dynamique est particulièrement préoccupante à l’approche des prochaines élections, qui coïncident pour la première fois en 60 ans avec les processus de renouvellement de la Cour suprême électorale (TSE), de la Cour constitutionnelle (CC) et du bureau du procureur général, chef du ministère public (MP).
Avocats et opérateurs de justice : une ligne de défense des droits humains
Les avocats et les opérateurs de justice jouent un rôle essentiel dans la défense des droits humains et l’équilibre démocratique. Cependant, précisément parce qu’ils remplissent ce rôle, ils sont devenus la cible d’attaques systématiques qui constituent un symptôme d’une crise profonde de l’État de droit. La Mission approfondit ci-après certaines des observations les plus pertinentes concernant leur situation.
La cooptation du système judiciaire et ses racines structurelles
La mission a identifié un système élaboré de cooptation judiciaire qui s’étend à différents processus, depuis la sélection des magistrats jusqu’aux mécanismes internes de contrôle.
Le système de nomination des magistrats, par l’intermédiaire des commissions de nomination, permet l’influence de groupes de pouvoir, qui financent des candidatures et génèrent des engagements qui affectent l’indépendance judiciaire. À cela s’ajoute la concentration des pouvoirs juridictionnels, administratifs et disciplinaires au sein de la Cour suprême, qui facilite les transferts et les révocations des juges qui, en appliquant le droit, ne s’alignent pas sur les intérêts du pouvoir.
Ce réseau est renforcé par des mécanismes de criminalisation qui menacent non seulement le bon fonctionnement des opérateurs de justice, mais aussi la transparence des processus électoraux. L’absence de mécanismes de contrôle efficaces de la part d’autres institutions témoigne à la fois de la cooptation institutionnelle et de la crainte de certains organismes d’agir.
Ensemble, ces pratiques constituent un modèle où les principes fondamentaux de la justice sont subvertis, ce qui permet :
- Lamultiplication des cas de criminalisation contre les opérateurs judiciaires indépendants, les défenseurs des droits humains, les leaders autochtones et les avocats engagés dans la justice ;
- L’entrave à la poursuite des auteurs d’autres crimes qui ne présentent pas d’intérêt pour la structure de cooptation ou qui affectent ses propresmembres, tels que la corruption, le trafic de drogue, les crimes commis pendant le conflit armé ou la violence sexiste et la traite des êtres humains. Et, en particulier, on constate une inaction face aux plaintes déposées contre des acteurs de la justice pour des pratiques illégitimes de criminalisation.
Le Barreau sous pression
Le climat de terreur a eu un effet dissuasif sur les avocats, en particulier ceux qui défendent les droits humains. Des cas d’autocensure, de limitation dans l’acceptation des dossiers et d’ajustements dans les stratégies de litige ont été documentés, ceux-ci s’orientant vers des approches plus prudentes ou défensives. Lors des entretiens, les avocats ont déclaré se sentir désarmés. Leurs connaissances juridiques ne suffisent plus à garantir la justice à leurs clients, car l’application de la loi n’assure pas de résultats face à un système judiciaire coopté.
Pour ceux qui exercent le droit dans ce contexte, chaque décision professionnelle peut avoir de graves conséquences, ce qui fait de leur travail une tâche à haut risque et exigeant une vigilance constante. En outre, nous avons observé des attaques sur les réseaux sociaux, des filatures, des vols d’informations et l’inscription d’avocats représentant certains clients sur des « listes noires ». Ces pressions non seulement sapent le travail de défense, mais restreignent également l’accès et la confiance de la société dans la justice.
Inégalité devant la justice : racisme structurel et criminalisation des communautés autochtones
Lors de ses rencontres avec les équipes d’assistance juridique qui accompagnent les peuples autochtones, la Mission a constaté la persistance d’un racisme structurel qui entrave l’accès à la justice et conditionne les procédures judiciaires. Ce phénomène se manifeste de manière particulièrement grave dans la criminalisation des organisations autochtones ancestrales, qui sont arbitrairement assimilées au crime organisé et accusées de crimes graves, tels que la sédition, l’association illicite ou le terrorisme, pour avoir défendu leur territoire ou leur droit à manifester pacifiquement.
L’exercice de la profession d’avocat autochtone est particulièrement affecté par toute une série de violences à l’intérieur et à l’extérieur des tribunaux. Les communautés autochtones et leurs représentants sont confrontés à des accusations infondées, à du harcèlement, à de la diffamation publique et à un traitement discriminatoire. Lors des audiences, on a constaté que leur droit à la parole était limité, que leur identité culturelle était délégitimée et qu’ils faisaient l’objet d’un traitement inégal par rapport aux autres acteurs judiciaires. Ces pratiques violent non seulement les droits individuels de ceux qui représentent les communautés, mais aussi le droit collectif des peuples à accéder à une justice interculturelle et équitable.
Double persécution : les femmes avocates confrontées au harcèlement professionnel et sexiste
Les avocates et les opératrices de justice sont confrontées à une double persécution, en raison de leur travail professionnel et du fait qu’elles sont des femmes. Au cours de notre visite, nous avons constaté une persécution particulièrement acharnée à l’encontre des femmes qui ont exercé des fonctions judiciaires, enquêté sur des affaires de corruption ou documenté de graves violations des droits humains, cette persécution allant jusqu’à la divulgation d’informations personnelles qui ne sont pas divulguées pour leurs homologues masculins.
Dans les tribunaux, beaucoup sont victimes de traitements méprisants et sexistes, avec des tentatives visant à invalider leur parole, des interruptions constantes et des restrictions à leur participation. Cette violence dépasse les salles d’audience et se manifeste également par du harcèlement numérique, des menaces et des agressions qui mettent en danger leur intégrité physique et professionnelle. L’intensité de ces agressions dépasse largement celle à laquelle sont confrontés leurs collègues masculins, ce qui témoigne d’une dynamique systématique de discrimination et de harcèlement fondée sur le genre et à l’encontre des avocates qui défendent des causes dans cette perspective et qui prennent la défense des filles, des adolescentes et des femmes.
Appel urgent : protéger l’indépendance judiciaire et renforcer l’État de droit
Le climat de peur que nous avons décrit est profondément préoccupant. Cependant, au cours de notre visite, nous avons également identifié des signes qui laissent entrevoir que l’État de droit au Guatemala reste un objectif réalisable. Nous avons notamment constaté l’existence d’un barreau engagé dans la défense de l’ordre constitutionnel et dans la représentation technique de personnes injustement criminalisées, ainsi que de juges et de procureurs qui, malgré les pressions, continuent d’exercer leurs fonctions dans le respect de la loi, garantissant le respect des règles de procédure et des principes fondamentaux de la justice.
Les conclusions présentées aujourd’hui sont préliminaires et nous reconnaissons leurs limites. L’analyse complète sera réalisée dans les prochains mois, en approfondissant les informations recueillies et en intégrant des entretiens supplémentaires avec des opérateurs de justice et des défenseurs des droits humains en exil. Sur la base de ce travail, la Mission internationale de juristes pour le Guatemala a l’intention de mener des actions de plaidoyer et publiera un rapport détaillé sur ces questions, comprenant des recommandations concrètes.
Malgré leur caractère préliminaire, ces conclusions soulignent l’urgence de prendre des mesures immédiates pour protéger l’indépendance judiciaire et le travail des avocats au Guatemala. C’est pourquoi nous appelons différents acteurs à agir:
- Aux autorités nationales, y compris le pouvoir judiciaire et le ministère public :
Garantir un environnement sûr et exempt de menaces pour les juges, les procureurs et les avocats, en mettant immédiatement fin aux pratiques d’intimidation, afin qu’ils puissent exercer leurs fonctions sans crainte, sans pression et sans représailles.
Adopter d’urgence la politique publique et les protocoles opérationnels pour la protection des défenseurs des droits humains, y compris les opérateurs de justice, en leur garantissant une assistance juridique, une protection physique et un soutien face à la criminalisation sélective.
Garantir l’intégrité des processus électoraux en adoptant des mesures préventives telles que la transparence transversale, depuis la constitution des commissions de nomination et l’élaboration de critères et de profils appropriés jusqu’à l’élection des personnes qui feront partie des trois institutions soumises à renouvellement l’année prochaine.
- Aux opérateurs de justice et aux avocats : Rester ferme dans la défense des droits humains et de la légalité, en renforçant leur travail avec éthique et engagement professionnel, en évitant tout écart susceptible d’affaiblir la justice ou d’être utilisé comme un outil par ceux qui cherchent à coopter le système..
- À la communauté internationale : Il est demandé un accompagnement actif et une coordination afin de protéger ceux qui défendent la justice, en assurant un soutien à ceux qui ont dû quitter le pays en raison de leur activité professionnelle.
- Aux systèmes internationaux de protection des droits humains : rendre rapidement des décisions dans les affaires portées à sa connaissance, en exhortant fermement l’exécutif et les autres pouvoirs de l’État à conformer leurs actions au droit, et promouvoir la mise en œuvre de mécanismes internes extraordinaires pour réviser les procédures de criminalisation.
- À la société civile et aux médias : Vous êtes invités à rendre ces risques visibles et à contribuer à la construction d’un État de droit garantissant justice et équité pour tous..
En définitive, nous appelons de toute urgence tous les acteurs à intervenir avec détermination et à protéger ceux qui défendent la justice et la démocratie dans le pays, en garantissant un environnement sûr, transparent et équitable pour les juges, les procureurs et les avocats, ainsi que des conditions dignes pour ceux qui ont été exilés pour avoir défendu la justice. Il s’agit là d’une responsabilité incontournable pour renforcer la démocratie au Guatemala et faire en sorte que le droit cesse d’être un instrument de contrôle et redevienne un outil de protection pour tous.
Enfin, tous les membres de cette mission réitèrent leur profond engagement envers la tâche entreprise, considérant cette activité comme un point de départ pour de futurs travaux tels que le suivi, la surveillance, la visibilité et l’accompagnement de tous les secteurs impliqués dans la défense de l’État de droit et de la vie en démocratie.

 
        
     
  



