COLOMBIE: Rapport de la VII Caravane International de Juristes

COLOMBIE: Rapport de la VII Caravane International de Juristes

« Faire face àl’impunité : Protéger les avocats et l’indépendance judiciaire » est le titre du rapport de la VIIe Caravane internationale de juristes en Colombie, à laquelle ont participé 6 délégués de l’Observatoire international des avocats en danger. Le rapport complet est maintenant disponible en anglais et résumé ci-dessous.

Résumé du rapport de la VII Caravane International de Juristes:

Ce rapport documente les conclusions de la visite en août 2022 de la VIIème Caravane internationale de juristes en Colombie à laquelle ont participe 6 délégués de l’Observatoire International des avocats en danger.

La Caravane avait pour toile de fond le taux élevé d’assassinats de défenseurs des droits de l’homme et de leaders sociaux, l’augmentation alarmante de la violence territoriale et l’accélération de la répression et de la criminalisation des protestations sociales au cours des dernières années. Au début de la délégation, le nouveau gouvernement Petro promettait de mettre pleinement en œuvre l’accord de paix. Les délégués étaient également conscients des inquiétudes suscitées par l’incapacité du gouvernement Duque à remplir les principaux engagements de l’accord. C’est pourquoi la VIIème Caravane s’est concentrée sur la nécessité d’un système judiciaire indépendant et sur la protection des avocats et des défenseurs des droits de l’homme, afin de lutter contre l’impunité et de garantir l’accès à la justice pour tous.

Les délégués de la Caravane se sont d’abord rendus à Bogota pour des réunions préliminaires avec leurs collègues colombiens, puis dans quatre régions : Bolívar (Cartagena), Norte De Santander (Cúcuta), Santander (Bucaramanga) et Valle Del Cauca (Cali) pour rencontrer des avocats, des défenseurs des droits de l’homme, des organisations de la société civile, des représentants des communautés rurales, des victimes et des survivants, des juges et d’autres acteurs du système judiciaire, ainsi que d’autres autorités de l’État. De retour dans la capitale, les délégués ont rencontré des représentants d’organisations non gouvernementales nationales et internationales, du système judiciaire et de la juridiction spéciale pour la paix (JEP), ainsi que d’entités publiques telles que le ministère public et l’Unité de Protection Nationale (UPN).

Les réalités sont encore plus préoccupantes que prévu. La Caravane a entendu des témoignages qui confirment l’absence de progrès dans la mise en œuvre de l’Accord de paix au cours des quatre dernières années et qui mettent en évidence des réalités complexes et systémiques qui font obstacle à une paix juste et durable.

Résumé des observations de la VIIème Caravane

La Caravane a été préoccupée par la persécution des groupes qui tentent d’imposer la mise en œuvre de l’Accord de paix et par les défis auxquels les victimes de la violence historique et récente de l’État continuent de faire face dans leur quête de justice et de responsabilité.

Parmi les autres observations de la Caravane :

  • Les conflits armés, la violence et l’instabilité se poursuivent dans les centres urbains marginalisés et les zones rurales affectées par des niveaux élevés, voire critiques, de « violence territoriale » et les effets néfastes qui en découlent. Les efforts déployés pour s’attaquer aux sources de ces attaques n’ont guère progressé. En effet, le nombre d’acteurs armés illégaux et leurs zones d’influence se sont étendus.
  • Le nombre de violations graves des droits de l’homme est élevé et comprend des phénomènes tels que le recrutement d’enfants et la violence sexiste incontrôlée, en particulier dans la zone frontalière de Cúcuta, ainsi que la persistance de taux élevés d’assassinats de dirigeants sociaux et de défenseurs des droits de l’homme.
  • Les défenseurs des droits, les dirigeants communautaires et sociaux sont exposés à des risques élevés et ne bénéficient pas de garanties de sécurité et de protection significatives.
  • La question foncière est loin d’être résolue ; les conflits fonciers, les déplacements forcés violents et l’enfermement des communautés, ainsi que le ciblage de leurs dirigeants et de leurs membres, se poursuivent.
  • Les personnes qui exercent leur droit à la dissidence, à s’associer, à se mobiliser pour protester et à participer à d’autres expressions non violentes de leur opposition aux réalités économiques et politiques dominantes font l’objet de réactions répressives systématiques.
  • L’indépendance du pouvoir judiciaire est remise en cause à de multiples niveaux, et le déni ou le retard de justice ainsi que l’impunité sont monnaie courante. Les menaces vont de l’ingérence politique au manque criant de ressources, en passant par le mépris et la non-application des décisions judiciaires, les risques élevés, les menaces et les meurtres de juges et d’opérateurs de la justice, ainsi que l’absence de garanties et de protection de la part de l’État en matière de sécurité. Le traitement par l’État des allégations d’inconduite judiciaire reste également très préoccupant.
  • La profession juridique continue d’être menacée, subissant diverses menaces et attaques contre elle personnellement, et fait face à des obstacles qui entravent et interfèrent avec sa capacité à mener à bien ses activités professionnelles.

Engagement renouvelé en faveur de la mise en œuvre territoriale et globale de l’accord de paix

Le réengagement à la mise en œuvre territoriale et globale de l’Accord de paix (et des recommandations de la Commission de vérité et d’autres organes) est d’une importance cruciale et fait partie intégrante de l’instauration d’une paix juste et durable. L’accord de paix a marqué une étape importante et a fourni la base générale pour entamer la transition vers la paix en s’engageant à traiter les causes structurelles du conflit qui dure depuis des décennies. Plus de six ans après la signature de l’accord de paix, la Caravane est très préoccupée par l’absence de progrès dans la mise en œuvre des engagements fondamentaux, ainsi que par la continuité et même l’intensification de la violence, du conflit armé et des violations des droits de l’homme.

C’est ce qui ressort des récits des représentants des communautés et organisations indigènes, afro-colombiennes et paysannes dans les régions visitées. Les délégués de la Caravane à Cúcuta ont appris l’absence de progrès dans la mise en œuvre de la réforme rurale globale et du problème de la drogue ; ces engagements sont au point mort et la participation des communautés a été réduite (en termes de PDET et de PNIS). En outre, l’éradication forcée n’a pas seulement été renouvelée, elle s’est intensifiée au cours des dernières années. Les efforts des organisations sociales – telles que l’Association des paysans du Catatumbo (ASCAMCAT) – pour faire avancer la mise en œuvre de l’accord se sont heurtés à la violence et à la stigmatisation, ce qui les rend encore plus vulnérables.

La question de la terre n’a pas été résolue. Les délégués de la Caravane à Cucuta, Bucaramanga et Cartagena ont entendu des témoignages alarmants sur les efforts déployés pour déplacer les habitants des zones rurales et les dissuader de s’organiser pour satisfaire leurs besoins fondamentaux d’accès à leurs territoires et à leurs terres productives afin de faire vivre leurs familles et de répondre à leurs besoins de base. Parmi les exemples emblématiques, citons les menaces qui pèsent sur deux communautés paysannes du département de Cesar, Pitalito et 20 de Julio, un incident ayant eu lieu pendant la Caravane et l’autre en novembre 2022 ; et la situation des communautés afro-colombiennes qui tentent de protéger la santé environnementale et de garantir l’accès à la terre et aux sources d’eau qui leur permettent de gagner leur vie en cultivant et en pêchant, contre les effets néfastes du projet gouvernemental de détournement du Canal del Dique. Une fois de plus, ces efforts se sont heurtés à des menaces et à des attaques contre ces communautés, leurs avocats et leurs défenseurs des droits de l’homme.

En ce qui concerne les efforts visant à garantir l’obligation de rendre des comptes pour les crimes graves et les violations des droits de l’homme commis dans le passé et récemment, et la protection contre les violences continues commises par une pléthore d’acteurs armés illégaux, les dirigeants sociaux, les défenseurs des droits des campesinos, des indigènes et des Afro-Colombiens restent exposés à un risque élevé d’attaques et d’assassinats. Les massacres se poursuivent dans les régions caractérisées par des niveaux élevés de violence territoriale. Ces régions se caractérisent à la fois par l’impunité et l’absence de l’État. Cette combinaison s’est avérée insoluble et il est essentiel de s’y attaquer.

Les défenseurs des droits de l’homme en grand danger – toujours pas de répit pour les avocats des droits de l’homme

La Caravane est extrêmement préoccupée par les informations reçues pendant et après la délégation selon lesquelles les menaces, les attaques et l’insécurité continuent d’être la norme pour la profession juridique, en particulier pour les avocats spécialisés dans les droits de l’homme, ainsi que pour les défenseurs des droits de l’homme d’une manière plus générale. Les avocats courent toujours des risques élevés dans leur travail de représentation, que ce soit dans les régions frontalières et autres zones rurales de conflit armé, lorsqu’ils représentent des communautés déplacées ou confinées et des défenseurs de la terre, ou des personnes arbitrairement détenues et criminalisées dans le contexte d’universités et de protestations sociales.

Le rapport présente des comptes rendus détaillés d’avocats individuels et de collectifs d’avocats à Bogota et dans les régions visitées. Le chapitre 3 examine des cas spécifiques d’avocats attaqués dans le cadre de leurs efforts pour représenter les victimes de la répression pendant la grève nationale. Le chapitre 4.2 présente d’autres cas dans d’autres contextes : l’université, la campagne et les zones urbaines, lorsque les avocats tentent d’exercer leurs fonctions professionnelles dans des affaires contre des acteurs étatiques et privés, dans des contextes qui remettent en question le statu quo politique et économique dominant. Dans toutes les régions visitées, les délégués de Caravana ont entendu des témoignages faisant état de stigmatisation, de judiciarisation (montages) et de criminalisation, de menaces et d’attaques contre les avocats, leurs familles et leurs clients. La situation des « défenseurs des défenseurs » reste intenable.

L’échec de l’État à mettre en œuvre des garanties de sécurité et des mesures de protection significatives

Pourtant, l’État n’a pas rempli son obligation de protéger la profession d’avocat et de s’acquitter de ses devoirs en vertu des Principes de base relatifs au rôle du barreau des Nations unies. Le chapitre 4.2 présente également les critiques et recommandations détaillées des avocats et des défenseurs des droits de l’homme concernant les politiques et les programmes de protection de l’Unité de protection nationale (UPN). Les critiques sont nombreuses et indiquent que le système ne parvient pas à fournir des mesures opportunes, flexibles, différenciées et adéquates, y compris conformément aux mesures ordonnées par le système interaméricain des droits de l’homme. Au contraire, les régimes et les politiques sont critiqués parce qu’ils mettent davantage en danger les bénéficiaires présumés, qu’ils constituent un autre mécanisme de surveillance, et qu’ils entravent leur travail vital. Plusieurs avocats et collectifs ont indiqué qu’ils n’étaient pas protégés mais plutôt exposés à des dangers supplémentaires. L’un des groupes d’avocates, ASOCOLEMAD, a partagé les communications de l’UPN en réponse à de graves incidents de sécurité, qui ne peuvent être décrites que comme alambiquées et faisant perdre du temps, pour ne pas dire obstructionnistes. Entre-temps, ces avocats et d’autres continuent d’être gravement menacés.

De plus, les positions prises par l’Unité de Protection Nationale (UPN) lors de la réunion de la Caravane à Bogota n’incitent pas à la confiance quant aux changements essentiels à venir. La Caravane est préoccupée par le fait que pour que les mesures de protection remplissent leur rôle, des changements significatifs dans les politiques restrictives de l’UNP doivent avoir lieu et l’UNP doit être dotée de ressources adéquates afin qu’elle puisse remplir sa mission correctement.

La prévention est bien sûr la réponse ultime, qui commence par l’engagement de ressources financières, humaines et techniques suffisantes pour le système judiciaire et le bureau du procureur général, et en particulier pour les unités chargées d’enquêter sur les crimes et les violations des droits de l’homme, afin de faciliter des enquêtes impartiales, indépendantes et efficaces sur les violations des droits de l’homme et les crimes, et de s’attaquer à l’impunité qui facilite ces crimes.

Menaces structurelles pesant sur l’indépendance du pouvoir judiciaire et l’État de droit

La Caravane a été en mesure de confirmer un grand nombre des menaces systémiques identifiées par d’autres, et qui pèsent sur un système judiciaire autonome. Ces menaces sont variées et comprennent des exemples inquiétants d’ingérence politique et de cooptation des organes judiciaires, qui ont été très présents sous le dernier gouvernement.

D’autres problèmes sont les ressources financières, techniques et humaines nettement insuffisantes qui menacent le fonctionnement indépendant du système et qui empêchent ou retardent la justice pour les victimes et les survivants. La Caravane a entendu des témoignages convaincants sur l’incapacité du système à fonctionner correctement en raison du manque de personnel adéquat (en particulier les juges et les procureurs) et de la charge de travail écrasante. Les délégués de la Caravane à Carthagène ont appris que de nombreux postes de procureurs n’étaient pas pourvus et que le nombre de juges qualifiés était insuffisant. Les délégués de Carthagène ont entendu des juges gérer une augmentation de 200% de leur charge de travail. Les délégués de Cúcuta ont parlé de procureurs ayant une charge de travail impossible, par exemple un procureur chargé de traiter plusieurs milliers de menaces signalées.

La question de la faiblesse ou de l’inefficacité des mécanismes de contrôle de l’État et de la coordination interinstitutionnelle a été soulignée par le personnel du médiateur des droits de l’homme à Cucuta. Ils ont rapporté que, bien que leur personnel ait dûment émis des avertissements précoces de menaces de mort – dans le cadre du système de fourniture de garanties de sécurité – ces avertissements n’ont pas été pris en compte par les entités publiques chargées de prendre des mesures supplémentaires, et qu’en outre, il n’y a eu aucune sanction pour cette inaction.

D’autres thèmes sont la stigmatisation permanente des juges et le mépris de leurs décisions en raison de leur inapplication. Les juges et magistrats chargés de la restitution des terres ont une lourde charge de travail qui n’est pas soutenable en termes de nombre d’affaires, de leur complexité et de l’exigence supplémentaire d’effectuer un contrôle de l’exécution de leurs décisions.

La VIIème Caravane a enregistré la poursuite alarmante des menaces et des attaques contre les opérateurs de la justice sous diverses formes, y compris le meurtre. Les délégués ont été alarmés d’entendre des fonctionnaires du pouvoir judiciaire parler de menaces et de harcèlement de la part des forces de sécurité de l’État, ainsi que de récits d’insécurité et de violence si extrêmes dans des endroits comme Tibú, dans le nord de Santander, où le procureur Esperanza Navas a été assassiné et où les menaces et le déplacement du reste du personnel de son bureau ont eu lieu en juin 2021, de sorte qu’il n’y a pas de présence du pouvoir judiciaire dans cette zone de conflit élevé. Les délégués de Cartagena ont parlé avec des juges du manque de sécurité et des niveaux élevés de risque, en particulier pour les juges de la branche de restitution des terres ; les juges partagent des véhicules, ce qui est inadéquat, et n’ont pas de dispositions de sécurité personnelle. Comme l’a fait remarquer un ancien juge, il n’est pas normal que l’État ne protège pas les juges et les opérateurs de la justice, et des garanties de sécurité et de protection efficaces doivent être mises en œuvre à l’avenir.

Enfin, comme les délégations précédentes, la Caravane est préoccupée par les menaces évidentes qui pèsent sur l’impartialité des enquêtes et des poursuites en cas de plainte pour faute judiciaire, que ce soit par la voie disciplinaire ou pénale. Étant donné la persistance de ces préoccupations depuis les Caravanes précédentes (par exemple, en 2012 et 2014), la Caravane appelle le gouvernement actuel à réexaminer les cas des juges précédemment condamnés et actuellement emprisonnés pour faute présumée, dont plusieurs ont été rencontrés par les délégués de la Caravane à Carthagène.

Le gouvernement devrait également examiner de près et remédier à la portée et/ou à l’application problématique d’infractions pénales telles que le « delito de prevaricato ». L’un des cas emblématiques est celui du juge Arney Payares, qui purge actuellement sa peine. La VIIe Caravane partage les préoccupations exprimées par les précédentes visites de contrôle des juges de la Caravane en 2012 et 2014 concernant la grave menace qui pèse sur la marge de manœuvre et l’indépendance des juges pour interpréter la loi et statuer sur les affaires. Le fait que des avis juridiques puissent servir de base à des poursuites pénales et à la révocation d’un juge reste très préoccupant et constitue une violation potentielle des engagements pris en vertu du droit international des droits de l’homme.

Perspectives pour une paix durable et juste

La Caravane conclut que la Colombie est loin d’être un pays post-conflit ; le conflit et les sources de violence persistent manifestement, avec une gravité particulière dans les territoires ruraux et indigènes et dans les communautés afro-colombiennes et paysannes, mais aussi dans les villes et les milieux urbains marginalisés.

En même temps, la Caravane a été inspirée par les efforts créatifs et persistants des Colombiens pour obtenir justice et vaincre l’impunité. Le présent rapport en décrit plusieurs exemples : (a) le Tribunal populaire de Siloé, une initiative populaire visant à obtenir justice et à lutter contre l’impunité dans le contexte de la grève nationale de 2021 ; (b) les mesures de protection communautaire en cours dans les territoires indigènes et paysans pour assurer une protection efficace contre les violations de leurs droits en vertu des droits de l’homme et du droit international humanitaire ; et (c) les efforts visant à contester la décision problématique de la CPI de clore son examen préliminaire de la Colombie.

De nombreux obstacles se dressent sur le chemin d’une paix durable et juste. La VIIème Caravane affirme que les défis pour le gouvernement actuel et la société civile sont nombreux et que l’avenir est incertain. Elle appelle la communauté internationale à redoubler d’accompagnement et de soutien aux efforts et aux sacrifices des Colombiens pour parvenir à la paix stable et juste qu’ils appellent de leurs vœux.

Appel à l’action

La Colombie connaît une crise des droits de l’Homme et de l’impunité qui s’aggravera si des mesures concrètes ne sont pas prises d’urgence pour relever les défis identifiés dans ce rapport et d’autres cités, en particulier en ce qui concerne la mise en œuvre complète de l’Accord de paix. La Caravana demande instamment à la Colombie de prendre en considération et de mettre en œuvre les recommandations du rapport de la Commission de la Vérité et celles contenues dans le rapport de l’UNOCHR sur la violence territoriale et celui « Colombia en Riesgo ». Nous appelons également le gouvernement colombien à mettre pleinement en œuvre les Principes de base des Nations unies relatifs au rôle du barreau, à prendre des mesures pour assurer une protection adéquate et rapide des avocats, des défenseurs des droits de l’homme, des leaders sociaux et de leurs communautés, afin de garantir l’accès à la justice et les garanties de non-répétition.